L'âme d'un Vagabond - Interview de Takehiko Inoue

/ Interview - écrit par OuRs256, le 04/04/2013

Tags : inoue vagabond takehiko manga real dunk slam

Takehiko Inoue était présent au Salon du Livre 2013 et ça tombe tient puisque Krinein aussi ! Rencontre avec un auteur exceptionnel.


Takehiko Inoue
(me voyant mettre mon téléphone en mode Dictaphone) : Moi aussi, j'utilise ce genre d'application, c'est super pratique, n'est-ce pas ? 
Salomon Ifrah : Surtout quand on voyage beaucoup oui !

Salomon Ifrah (SI) : M. Inoue bonjour ! 
Takehiko Inoue (TI) : Konnichiwa !

SI : Quels sont les mangaka qui vous ont le plus influencé ?
TI : Shinji Mizushima (l'auteur de la saga Dokaben, une série fleuve sur le baseball jamais publiée en France), Makoto Kobayashi (What's Michael, Stairway to Heaven...) et Ryôichi Ikegami (Crying Freeman, Sanctuary...).

SI : En France, on vous a découvert avec Slam Dunk, un manga qui nous fait part de votre passion pour le basket-ball. C'est sûrement un peu loin mais, à l'époque, comment avez-vous réagi quand on vous a dit que l'une de vos œuvres allait être adaptée en français ?
TI : Ça m'a vraiment perturbé mais... dans le bon sens du terme ! J'étais vraiment heureux de savoir que, même pour moi qui ne suis jamais allé en France, c'était possible mais aussi qu'il y a en France des gens qui adorent mes mangas. Ça m'a surpris et beaucoup touché. Maintenant, je suis ici en France !

SI : Justement, qu'est-ce que ça vous fait d'être en contact direct avec ces fans français de la première heure ? 
TI : En fait, je suis arrivé depuis deux jours et je n'ai pour l'instant rencontré que des journalistes mais qui m'ont dit être fans et avoir, pour certains, commencé leur carrière grâce à mes titres. J'ai ressenti qu'ils comprenaient mon oeuvre de façon fantastique et ça, ça m'a énormément touché. Ensuite, je ne vais voir les lecteurs que ce soir parce qu'il y a une séance de dédicaces prévue.

SI : Slam Dunk était dans un registre très différent de votre série actuelle sur le basket, Real. D'ailleurs, vous ne trouvez pas que son héros, Nomiya, et celui de Vagabond, Musashi, se ressemblent un peu, voire même beaucoup ?
TI : La plus grosse des raisons, c'est qu'il y a un manga que j'ai commencé alors que j'avais la vingtaine et que les deux autres, je les ai commencés alors que j'avais la trentaine et presque la quarantaine. J'écris d'ailleurs encore pour ces deux titres alors que j'ai la quarantaine aujourd'hui. C'est là que se ressent la différence, tout simplement. 

SI : Ce mois-ci sort Pepita, un petit ovni pour nous. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce qui vous a poussé à vous lancer sur les traces de Gaudí ?
TI : Je m'y suis penché d'abord parce que j'ai trouvé ses oeuvres architecturales très intéressantes, parce que j'ai ressenti qu'il s'inspirait beaucoup de la nature. C'est en tout cas l'impression que j'ai eue lorsque j'ai pu voir certains de ses bâtiments comme la Casa Milà ou même la Sagrada Familia qui prend des dizaines, voire des centaines d'années à être fabriquée. Ça ressemble un peu à ce que fait la nature qui prend son temps pour fabriquer les choses et c'est un peu ce que je recherche, m'inspirer de la nature qui nous entoure et de ses lois. C'est surtout ça qui m'a interpellé et c'est pour ça que j'ai voulu faire plus de recherches et aller directement à Barcelone. 

SI : C'est très intéressant que vous disiez cela puisque je me souviens avoir vu dans un reportage que l'une des choses qui vous a poussé à dessiner, c'était le compliment de l'un de vos proches concernant les cheveux de vos personnages. Il avait dit qu'ils ondulaient naturellement. Comment est-ce que vous parvenez à un tel résultat ? 
TI : Effectivement, ça a l'air naturel et c'est ce que l'on m'avait dit, mais ça n'avait pas encore de rapport avec ce que je regarde aujourd'hui avec Gaudí. Tout simplement, moi, quand j'essaye de dessiner, j'essaye de faire en sorte que ce soit le plus naturel possible. Je me demande ce qui est le plus humain. Quand je regarde l'un de mes personnages, il faut que ça soit le plus proche possible de la réalité et c'est pour ça que... j'adore les dessins des enfants ! J'aime particulièrement les dessins de ceux qui ont moins de 5 ans parce qu'ils ne recherchent pas à imiter quoi que ce soit. Ils ressentent quelque chose qui, pour eux, est naturelle et cherchent à la dessiner telle quelle. Je trouve ça fantastique et j'essaye de m'en rapprocher le plus possible, d'où votre ressenti très naturel en ce qui concerne l'ondulation des cheveux. 

SI : Très bien, parlons un peu de Vagabond quand même ! Le roman Miyamoto Musashi (la première partie est publiée sous le nom La Pierre et le sabre en français) est une œuvre conséquente (que ce soit au niveau du nombre de pages, près de 4900 (!), ou même de sa renommée), vous n'avez pas eu un peu peur de l'adapter ?
TI : Ça date d'il y a plus de quinze ans maintenant donc j'avoue que mon sentiment de l'époque, je l'ai un peu oublié. Mais ce qui m'a peut-être permis d'aborder ça un peu plus sereinement, c'est qu'avant la lecture de ce livre, je n'avais jamais lu ni montré aucun intérêt dans tout ce qui était roman historique. Je l'ai donc attaqué avec un oeil un peu plus frais que si j'avais été moi-même un fan d'Histoire. À ce moment là, j'aurais peut-être eu peur de voir tout ce gros volume et de devoir être fidèle à l'original, mais ce n'est pas mon cas donc je l'ai abordé plutôt sereinement. 

SI : Dans la série, il y a beaucoup de changements de point de vue. On passe d'un personnage à l'autre et parfois, ça peut prendre du temps avant de revenir sur le héros (Musashi). Est-ce que c'est difficile à aborder pour vous en tant que dessinateur ?
TI (tout sourire) : Y'a pas de problème pour moi ! Ce n'est pas vraiment pour Vagabond que j'ai des problèmes, c'est plutôt pour Real car il y a vraiment trois personnages qui sont quasiment au même endroit. Pour Vagabond, ce sont des personnages qui vivent dans l'oeuvre et c'est donc tout naturellement que je passe de l'un à l'autre. Ils ont une vie dans le manga, ce qui fait qu'il est beaucoup plus facile de les retrouver !

SI : Entre le début de la série et le moment où Musashi se rend compte qu'il veut affronter Kojiro, il commence à comprendre ce que c'est d'être fort et de vivre par le sabre. On le voit en particulier dans son regard. Vous qui vivez avec Musashi depuis 1998, est-ce que vous aviez prévu une telle évolution ? 
TI : Non pas du tout. Je n'en avais pas une image fixe puisque je m'attelle toujours à me concentrer sur ce qui va arriver tout de suite. Je ne réfléchis jamais sur ce qu'il y a au-delà. Je vais même t'avouer quelque chose. Je voulais boucler l'oeuvre en deux ans ! (rires). 
SI (riant à son tour) : Je crois que c'est raté !
TI : Je ne m'attendais pas du tout à ce que ça dure aussi longtemps !

SI : Kojiro est sourd muet, c'est un personnage qui me fascine. Il ne s'exprime que par sa gestuelle et de petits cris et réussit à transmettre énormément d'émotions. Comment est-ce que vous abordez ce genre de scènes pour maximiser leur impact ?
TI : Je comprends pourquoi vous ressentez des choses aussi fortes pour ce personnage. Il ne faut pas oublier que lui, à la base, il est né sans la faculté de parler. La façon de voir les choses pour quelqu'un qui l'a, qui va rencontrer des gens, apprendre à les connaître, est complètement différente. Kojiro pense différemment lorsqu'il rencontre des gens et je pense que vous allez apprendre beaucoup plus sur ce personnage dans pas longtemps. Aujourd'hui, c'est un peu flou mais bientôt vous comprendrez mieux. Je pense que dans un manga qui se déroule sur plusieurs années, où il y a plusieurs chapitres, il faut qu'il y ait des étapes. L'histoire doit se dérouler petit à petit, en tout cas, pour moi, c'est le cas.

SI : Après le long passage sur l'enfance de Kojiro, qu'est-ce que ça vous fait de retrouver Musashi ? Puisque vos personnages vivent dans l'oeuvre, est-ce que vous avez eu l'impression de retrouver un vieil ami ?
TI : Effectivement, ça m'arrive de ressentir des choses particulières et de me dire "Ah enfin, je te retrouve !", ce qui me fait super plaisir. Au contraire, après un certain moment, quand je passe d'un personnage à un autre, j'ai l'impression de m'être amélioré, ne serait-ce que dans le dessin et même dans la vision des choses avec ce personnage, c'est comme si je recommençais tout à zéro, que je fais quelque chose de nouveau. C'est d'ailleurs cette nouveauté qui me fait énormément plaisir à chaque fois. 

SI : Vagabond alterne batailles épiques et passages philosophiques. Pour vous, lesquels sont les plus durs à dessiner ? 
TI : Les batailles ! La première et la plus grosse difficulté, c'est de réfléchir aux positions et aux mouvements des personnages. Il faut constamment réfléchir et savoir ce qui est le plus logique. L'autre difficulté, c'est de représenter les scènes où on coupe, on découpe l'adversaire. J'essaie de me représenter la douleur que doit ressentir celui qui se fait découper, mais aussi la douleur de celui qui coupe parce que c'est quand même un acte conséquent. Si je ne ressens pas les choses en dessinant, je n'arriverais pas à le faire ressentir au lecteur. Il y a donc une grosse difficulté parce que je dois le ressentir moi-même mais aussi parce qu'il faut que ça parle au lecteur. C'est pour ça que les scènes de combat sont beaucoup plus difficiles. 

SI : La série est rentrée dans sa dernière partie, comment imaginez-vous le combat Kojiro/Musashi ?
TI (éclate de rire) : Et toi, comment tu le vois ? 
SI : Moi je le vois comme un combat qui se passera presque intégralement dans la tête. Le vainqueur sera celui qui aura le mental comme on dit.
TI : Je pense aussi, oui. En fait, j'ai pris tellement d'aise quant à l'histoire originale qu'aujourd'hui, essayer de faire une fin qui serait exactement comme celle du roman serait complètement illogique donc je me dis que je vais sûrement attendre, voir les choses. Au moment où je devrai le dessiner, peut-être que je ressentirai les choses d'une manière différente et je le dessinerai ainsi, mais pour le moment, je ne peux pas dire, puisque je n'en sais rien !
© ActuaBD.

SI : Une dernière question, je vous préviens, elle est un peu débile. Puisque je vous ai assailli de questions pendant vingt minutes, je me demandais... Vous auriez pas une question à me poser ?
TI (mort de rire) : Non, pas pour l'instant, je crois qu'il va me falloir un peu plus de temps, peut-être la prochaine fois !

Une fois l'interview terminée, je lui ai demandé de me faire une petite signature dans mon carnet (comme il n'avait pas de stylo, j'ai même eu l'honneur de lui prêter mon propre stylo-plume !!) et il m'a carrément fait un mini-dessin de Musashi à une vitesse hallucinante. Lorsque je lui ai fait remarquer, il a répondu "Pour la vitesse, j'ai entièrement confiance en moi maintenant !". Encore merci aux Editions Tonkam et à Nadia Ahmane d'avoir rendu possible cette rencontre et à Fabien Nahban pour l'avoir traduite avec brio.