Fly me to the Wet Moon

/ Critique - écrit par Meloku, le 17/05/2015

Tags : lune moon manga kaneko atsushi etoiles annonce

Un étrange manga se dissimule dans nos librairies préférées. Conclu en trois volumes, il se distingue dans les rayons grâce à ses couvertures alliant une influence punk et une iconographie cinématographique. Un homme au visage scarifié rappelant Memento. Une lune, un obus dans l’œil, faisant directement écho à Georges Méliès. Vous l’aurez sans doute compris, ce manga atypique est Wet Moon d’Atsushi Kaneko.

Fly me to the Wet Moon
Commençons par résumer l'histoire : Nous sommes dans les années 60, période durant laquelle les USA et l’URSS se disputent la lune. D’apparence éloignée de cette conquête lunaire, la série prend place quelque part au Japon, dans une station balnéaire fictive du nom de Tatsumi. Sata, un jeune inspecteur zélé et culotté poursuit sans relâche une femme. Cette dernière aurait découpé son amant… Mais alors qu’il lui court après, il s’évanouit. Alors qu'il se réveille, il découvre qu’une mystérieuse plaque métallique a été insérée dans son crâne. Celle-ci semble provoquer en lui des pertes de mémoire, des troubles de la conscience et des hallucinations. Oui, oui... rien que ça.

Après Soil, Wet Moon est le deuxième thriller d’Atsushi Kaneko. Mais si le premier nous faisait penser à une série TV (et notamment à Twin Peaks, ce qui n'est pas étonnant quand on connaît le goût de l'auteur pour David Lynch - il ne l'avait pas caché lors de son interview), son présent manga est construit comme un film. Il est écrit en trois tomes pouvant s’enchaîner comme un long métrage d’environ une heure trente. D’ailleurs, à la base Wet Moon était prévu pour être adapté au cinéma par son auteur lui-même. Cependant, le projet coûtant trop cher (principalement à cause des décors d’époque), il fut annulé.

Mais tout ça ne nous dit pas de quel genre de thriller il s’agit. Et pourtant c’est simple : c’est un thriller dans lequel on se perd. Tout d’abord parce que le dessinateur mélange astucieusement la temporalité du récit tout en la laissant visible aux yeux du lecteur grâce à un détail, la cicatrice sur le front de l’inspecteur Sata. En effet, nous nous situons dans le présent quand elle apparaît et naturellement dans le passé lorsqu’on ne la voit pas. C’est un fait qui paraît relativement simple, mais Atsushi Kaneko le travaille à merveille pour nous faire voyager dans le temps. Ensuite, un autre point nous égarant est lié aux troubles dont souffre le protagoniste. Le mangaka s’amuse avec le cerveau de Sata, lui faisant perdre la mémoire, avoir des hallucinations et cetera. Il en profite d'ailleurs pour faire de même avec nous. Tout comme le héros, plus le lecteur tente de recoller les pièces du puzzle et plus il est paumé. Débute alors un délire fantasmagorique dans lequel le mieux à faire est d’accepter ce que nous dessine l’auteur. Oui, on ne sait plus trop où on est, mais c’est génial.

Puisqu’on parle de folie, Wet Moon est avant tout une histoire d’obsession. Celle d’un flic zélé qui poursuit sans relâche une tueuse. Le pauvre Sata placarde des affiches, qu’il a fait lui-même, à la main, partout dans la station balnéaire. Il tente par tous les moyens de trouver des informations sur Kiwako, la tueuse, et de l’acculer. Il est littéralement obsédé par la traque de la femme, mais pas seulement. Effectivement, l’inspecteur est obnubilé par une image : celle de la lune mais pas n’importe laquelle puisque qu’il s’agit de la lune de Méliès, issue de son court-métrage de 1902 : Le voyage dans la lune. Il est fasciné par la représentation de cet astre pour plusieurs raisons. Tout d’abord nous nous situons dans les années 60, en pleine conquête lunaire. Enjeu majeur de l’époque, il agace passablement notre personnage principal. Celui-ci allant jusqu’à déclarer : « Il n’y a absolument aucune chance pour que les hommes aillent un jour sur la lune. ». Mais ce n’est pas tout, la lune de Méliès semble liée au passé de Sata. Un mystère de plus dans une histoire qui n’en manque pas… Pour finir, cette lune fait directement écho au jeune inspecteur. En effet, elle est représentée avec un obus dans l’œil, tandis que Sata vit avec une plaque de métal insérée dans le crâne. On distingue alors une ressemblance troublante entre l’astre et l’homme. Et c’est avec tout cela qu’Atsushi Kaneko réussit un tour de maître, celui de nous passionner pour l’iconographie lunaire.

Fly me to the Wet Moon

Dans cette chronique, on a mis en évidence le style cinématographique ainsi que la référence au cinéma de Georges Méliès. Ainsi, une chose coule de source : Wet Moon est une déclaration d’amour aux films noirs. La trilogie d’Atsushi Kaneko est bourrée de références et de clins d’œil à ce genre en vogue dans les années 60. Des flics ripoux aux complots étatiques, sans oublier les courses poursuites et les scènes de crime, l’arrière-fond du manga regorge d’éléments qui feront frissonner de plaisir n’importe quel amateur du genre. Le mangaka est passionné de cinéma (il est également réalisateur) et on peut le ressentir même si on n’est pas un fervent connaisseur de ce genre de films.

Combinée au cinéma noir, on discerne une ambiance punk dans Wet Moon. Ce qui n’est pas étonnant quand on sait que son auteur est bien plus influencé par le mouvement musical que par d’autres bandes-dessinées japonaises. Si vous avez lu Bambi et Soil, vous ne serez pas dépaysés (et si vous ne les avez pas lus, corrigez cette erreur dans les plus brefs délais). On y retrouve des visages expressifs et détaillés à la Charles Burns et des décors à la fois sales, granuleux et hypnotisants. Les cases sont cadrées de manière cinématographique, Atsushi Kaneko usant et abusant de gros plans et autres contre-plongées. On connaît la bête, mais on s’extasie une fois de plus face à son style graphique unique.

Au final, et même s’il reste dans la continuité de Soil, Atsushi Kaneko nous surprend encore. Il signe avec Wet Moon un thriller halluciné et pourtant parfaitement maîtrisé. Entre flics ripoux et cabaret, on plonge dans un manga aussi fascinant que la lune elle-même. Un chef d’œuvre, assurément, comme seul Atsushi Kaneko sait et peut en dessiner.

Fly me to the Wet Moon

Article rédigé par Joan Lainé (@Meloku), édition par Salomon Ifrah (@Krinein_Ours256).